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Les justes, Albert Camus

24 Novembre 2020 , Rédigé par Estelle Publié dans #Théâtre et Poésie

   Albert Camus nous transporte dans la Russie du début du XXe siècle, à Moscou en 1905, dans l'intimité d'un groupe de révolutionnaires qui s'apprêtent à assassiner le Grand-Duc Serge, Serguei Aleksandrovitch Romanov, frère du tsar Alexandre III et oncle de Nicolas II.

   Plus qu'une simple pièce de théâtre, il s'agit d'une oeuvre édifiante sur le sens du combat révolutionnaire et de la justice.

"KALIAYEV [...] La révolution, bien sûr ! Mais la révolution pour la vie, pour donner une chance à la vie, tu comprends ?

DORA, avec élan - Oui... (Plus bas après un silence) Et pourtant, nous allons donner la mort.  

KALIAYEV Qui, nous ? Ah, tu veux dire ... Ce n'est pas la même chose. Oh non ! ce n'est pas la même chose. Et puis, nous tuons pour bâtir un monde où plus jamais personne ne tuera ! Nous acceptons d'être criminels pour que la terre se couvre enfin d'innocents.

DORA Et si cela n'était pas ?

KALIAYEV Tais-toi, tu sais bien que c'est impossible. Stepan aurait raison alors. Et il faudrait cracher à la figure de la beauté."

"STEPAN Des enfants ! Vous n'avez que ce mot à la bouche. Ne comprenez-vous donc rien ?  Parce que Yanek n'a pas tué ces deux-là, des milliers d'enfants russes mourront de faim pendant des années encore. Avez-vous vu des enfants mourir de faim ? Moi, oui. Et la mort par la bombe est un enchantement à côté de cette mort-là. Mais Yanek ne les a pas vus. Il n'a vu que les deux chiens savants du grand-duc. N'êtes-vous donc pas des hommes ? Vivez-vous dans le seul instant ? Alors choisissez la charité et guérissez seulement le mal de chaque jour, non la révolution qui veut guérir tous les maux, présents et à venir.

DORA Yanek accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort permet d'avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim. Cela n'est déjà pas facile. Mais la mort des neveux du grand-duc n'empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites."

STEPAN, violemment Il n'y a pas de limites. La vérité est que vous ne croyez pas à la révolution. (Tous se lèvent sauf Yanek.) Vous n'y croyez pas. Si vous y croyiez totalement, complètement, si vous étiez sûrs que par nos sacrifices et nos victoires, nous arriverons à bâtir une Russie libérée du despotisme, une terre de liberté qui finira par recouvrir le monde entier, si vous ne doutiez pas qu'alors, l'homme, libéré de ses maîtres et de ses préjugés, lèvera vers le ciel la face des vrais dieux, que pèserait la mort de deux enfants ? Vous vous reconnaîtriez tous les droits, tous, vous m'entendez. Et si cette mort vous arrête, c'est que vous n'êtes pas sûrs d'être dans votre droit. Vous ne croyez pas à la révolution. 

Silence KALIAYEV se lève.  KALIAYEV Stepan, j'ai honte de moi et pourtant je ne te laisserai pas continuer. J'ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s'annoncer un despotisme qui, s'il s'installe jamais, fera de moi un assassin alors que j'essaie d'être un justicier."

"KALIAYEV, se levant, dans une grande agitation. Aujourd'hui je sais ce que je ne savais pas. Tu avais raison, ce n'est pas si simple. Je croyais que c'était facile de tuer, que l'idée suffisait, et le courage. Mais je ne suis pas si grand et je sais maintenant qu'il n'y a pas de bonheur dans la haine. Tout ce mal, tout ce mal, en moi et chez les autres. Le meurtre, la lâcheté, l'injustice ... Oh il faut, il faut que je le tue... Mais j'irai jusqu'au bout ! Plus loin que la haine ! 

DORA Plus loin ? Il n'y a rien.

KALIAYEV Il y a l'amour." 

"KALIAYEV, brutalement. Tais-toi. Mon coeur ne me parle que de toi. Mais tout à l'heure, je ne devrai pas trembler. 

DORA, égarée.  Tout à l'heure ? Oui, j'oubliais... (Elle rit comme si elle pleurait.) Non, c'est très bien, mon chéri. Ne sois pas fâché, je n'étais pas raisonnable. C'est la fatigue. Moi non plus, je n'aurais pas pu le dire. Je t'aime du même amour un peu fixe, dans la justice et les prisons. L'été, Yanek, tu te souviens ? Mais non, c'est l'éternel hiver.  Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n'est pas pour nous. (Se détournant.) Ah ! pitié pour les justes !"

 

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