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S'abandonner à vivre, Sylvain Tesson

23 Octobre 2020 , Rédigé par Estelle Publié dans #Roman

   Recueil de nouvelles particulièrement bien ficelées. J'aime le style, l'humour, les références culturelles, littéraires et artistiques, et surtout les personnages et les paysages souvent russes. D'où peut-être mon attirance pour les histoires de S'abandonner à Vivre. Oui les Russes particulièrement savent accepter les situations de la vie, grâce peut-être à leur "pofigisme", cette "résignation joyeuse, désespérée face à ce qui advient", et ils savent aussi réagir.  

   Un bon moment de lecture avec un auteur, primé  régulièrement, Goncourt, Médicis, Renaudot. Je le découvre et j'aurai plaisir à le retrouver.

   Quelques extraits pour partager cette découverte :

"Je n'ai pas de téléphone portable car je trouve d'une insondable goujaterie d'appeler quelqu'un sans lui en demander préalablement l'autorisation par voie de courrier. Je refuse les réponses au "drelin" du premier venu. Les gens sont si empressés de briser nos silences. J'aime Degas, lançant : "C'est donc cela le téléphone ? On vous sonne et vous accourez comme un domestique." Les sonneries sectionnent le flux du temps, massacrent la pâte de la durée, hachent les journées, comme le couteau du cuisinier japonais le concombre."

"Garde tes forces, mon vieux, écoute le foisonnement de la neige, imprègne-toi de la beauté de la nuit sibérienne, elle est notre souveraine, elle nous enveloppe".

"je rêvais souvent d'écrire une Anatomie des foules russes, à la manière de Gustave le Bon.  Lorsque je rencontrai un Russe, je le rangeais dans l'une des cinq catégories sociomorphologiques auxquelles - pour le moment - aucun de mes interlocuteurs n'avait échappé. Artiste itinérant et persécuté : escogriffe à peau pâle, yeux délavés, gestes brusques, tient des propos inconséquents, cheveux filasse, conversation confuse plus proche du charabia dostoïevskien que de la tendresse tourguénievienne, intérêt marqué pour l'ésotérisme et toute forme de spiritualité - sauf coranique. Chasseur sanguin et boute en train : personnage gros, fort, peau tendue et traits roses, yeux bleus, cheveux drus, blonds et souvent ras, très énergique, bavard, voix forte, grand buveur, équivalent slave du tartarin provençal, vit en province ou dans un village, doué pour la combine et la mécanique, terrible sens pratique, indifférence abyssale pour l'art. Conspirateur raspoutinien neurasthénique :  type brun, phénotypes abkhazo-géorgien, petite taille, traits marqués par les tragédies, cachant sa morgue sous une barbe ou une moustache brune, silencieux et soumis d'apparence, héritier d'un passé complexe et trouble, idées politiques proche du nihilisme, mépris assez élégant pour la vie, a alimenté les rangs des penseurs blèmes et antitsaristes de la fin du XIXe siècle. Jeune fantassin enthousiaste casseur de fasciste : type musclé, beau, apollinien, sourire carnassier, nez très fin, visage viril, aurait pu servir de modèle pour les sculptures staliniennes ou de figurant dans une charge héroïque filmée par Eisenstein. Businessman enrichi par la chute de l'URSS : parasite qui doit sa prospérité au dépeçage de l'Union soviétique, individu flasque, blanc et gros cachant son manque d'éducation et sa crasse culturelle sous des vêtements lamentablement assortis, un amas de gadgets prétentieux et la satisfaction de soi-même, possède davantage de sens du kitsch que du beau, souvent moscovite, considère la nature comme un parc d'attraction et les bêtes sauvages comme des cibles pour le tir à la carabine." 

"- Dans le malheur certains maudissent le nom de Dieu et d'autres se précipitent vers Lui.  - Tout dépend de l'amour dont vous a comblé votre mère. - Votre mère? dis-je. - L'intensité pour la foi est inversement proportionnelle au degré d'affection reçue. Les enfants qui ont été trop choyés font de mauvais chrétiens. Les autres cherchent la chaleur dans la prière. Le père est une mère pour les mal-aimés ...".

"-Séraphim de Sarov, un saint russe. Un renonçant, reclus dans la forêt, pendant quinze ans, au siècle dernier. A la fin, le saint est devenu légèrement abruti : les ours venaient lui manger dans la main. La nuit, il se couchait contre le flanc des cerfs. Vous, vous avez saint François d'Assise, nous, nous avons Séraphim : des hommes qui ont tiré les conclusions de la vie en société et ont fini par préférer la conversation des bêtes." 

"- "Et c'est ainsi que, s'habituant à l'inhabituel, le peuple finit par accepter l'inacceptable ..." - C'est de qui ? dit Nastia. - Du Che, je crois, dit Youri, ou de Kropotkine, je ne sais plus." 

"Pour Nöel, il avait son plan. Et une journée à tuer. Les trottoirs de Riga étaient en glace, les femmes marchaient à pas précis, couvertes de fourrure. Toutes étaient d'une élégance déplacée à cette heure de la journée. Il était midi et les talons aiguilles perçaient la neige de milliers de trous, semblables aux poinçons laissés par les sabots des faons dans les allées sableuses des forêts d'Ile-de-France. Les Slaves, les Baltes, les Mordves savent marcher sur le verglas. En France, les gens glissent, se foulent le poignet et incriminent le gouvernement de n'avoir pas salé les routes."  

"Pofigisme n'a pas de traduction en français. Ce mot russe désigne une attitude face à l'absurdité du monde et à l'imprévisibilité des événements. Le pofigisme est une résignation joyeuse, désespérée face à ce qui advient. Les adeptes du pofigisme, écrasés par l'inéluctabilité des choses, ne comprennent pas que l'on s'agite dans l'existence. Pour eux, lutter à la manière des moucherons piégés dans une toile d'argiope est une erreur, pire, le signe de la vulgarité. Il accueillent les oscillations du destin sans chercher à en entraver l'élan. Ils s'abandonnent à vivre. Les Russes sont tous atteints à des degrés divers par cette torpeur métaphysique. Les Européens de l'Ouest, eux, ont oublié ce qu'ils doivent au stoïcisme, à Marc Aurèle, à Epictète. Ils méprisent ce penchant à l'inertie. Ils lui donnent le nom de fatalisme, font la moue devant la passivité slave et repartent vaquer à leurs occupations, les manches retroussées et les sourcils froncés. L'Europe de Schengen est peuplée de hamsters affairés qui, dans leur cage de plastique tournant sur elle-même, ont oublié les vertus de l'acceptation du sort." 

"Noël était la plus parfaite entreprise de détournement spirituel de l'histoire de l'humanité. On avait transformé la célébration de la naissance d'un anarchiste égalitariste en un ensevelissement des êtres sous des tombereaux de cadeaux."

 

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